Des narrations en suspens ? L’œuvre picturale de Yuna Bert en tension

Alexandre EYRIES
Laboratoire CIMEOS / Equipe 3S
Université de Bourgogne Franche-Comté
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Dès lors qu’il s’intéresse de plus près à la peinture contemporaine d’ampleur internationale, le spectateur (ou regardeur) est confronté à une profusion d’expériences et de pratiques de réception, à une kyrielle d’interrogations esthétiques et de questionnements de nature philosophique et éthique. Dans son foisonnement et son incroyable variété, la peinture contemporaine qui se pratique sur la scène internationale propose une multitude de natures, de visages et de perspectives : entre l’abstraction et l’art conceptuel, la figuration et l’absence de figuration, le land art et l’art vidéo, l’art brut et l’art minimaliste. A chaque nouvelle œuvre picturale – en fonction de son ancrage épistémologique et de son intention artistique elle-même – apparaissent de nouveaux problèmes sémiotiques, sémantiques et interprétatifs qui constituent autant de défis lancés à la sagacité du regardeur. Dans chacune de ces œuvres de création « « la peinture […] qui vient de très loin en lui-même, interroge le regardeur, s’il s’y livre, très profondément en lui-même, là où le sens n’est pas figé, ni fixé, ni consciemment formé, là où se joue pour le sujet quelque chose qui tient à sa vérité, laquelle ne peut entièrement se dire [1] ». Entre l’œuvre d’art pictural et son contemplateur (qui est aussi tout à la fois un regardeur et un spectateur) c’est un dialogue silencieux qui se noue sur la base d’une sensibilité commune et d’une même vision du monde et des choses.
 

Il s’agit dans un premier temps d’une conversation secrète et taciturne entre deux mécaniques désirantes au sens où l’entendait le psychanalyste Jacques Lacan ou de machines désirantes telles que Gilles Deleuze et Félix Guattari les avait théorisées dans les années 1970. Il s’agit aussi et surtout d’une forme de construction en miroir dans laquelle l’œuvre et l’homme se jaugent et se jugent : « Adressée par le peintre « du plus obscur de lui-même » au « moi profond » de celui qui la regarde, issue d’un sujet (de l’inconscient), c’est le sujet (de l’inconscient) qu’elle vise en celui qui s’arrête devant elle [2] ». Ce qui se joue dans l’expérience esthétique, c’est au moins autant une rencontre entre une œuvre et un individu qu’une expérience mettant en tension identité et altérité. Dans cet article, je prendrai pour objet l’œuvre picturale de Yuna Bert[3], une jeune peintre russe contemporaine, et plus particulièrement deux séries de tableaux respectivement intitulées Girls Talk et Men Talk.
Dans la série les principaux protagonistes sont des femmes dont on ne voit jamais le visage entièrement, comme si le regardeur devait en combler mentalement les vides. Ces tableaux ont été composés à partir d’une série de clichés en noir et blanc de femmes en mouvement. Comme les photographies qui les ont inspirées, ces peintures présentent des instantanés.

Dans la série Men Talk, c’est l’univers des hommes en train de converser qui est à son tour exploré. Les personnages de ces tableaux sont toujours pris dans le mouvement, croqués dans leurs activités quotidiennes. Qu’ils soient debout ou attablés, de face ou de trois quarts, leurs visages ne sont jamais visibles en totalité, l’on n’en perçoit au mieux que des parties. Le spectateur doit retrouver les détails manquants du tableau, conjurer leur absence.

Dans un premier temps, je m’intéresserai à la forme spécifique de communication opérant entre le regardeur et l’œuvre picturale de Yuna Bert et, dans un second temps, aux récits lacunaires, aux narrations en suspens que ses toiles nous proposent comme autant de questionnements.

La peinture de Yuna Bert: une forme de communication ?

Entre l’œuvre de Yuna Bert (comme dans toute véritable œuvre picturale) et celui ou celle qui la contemple un face à face mutique se métamorphose très vite en un dispositif particulier de communication interpersonnelle et intersubjective. L’œuvre picturale de Yuna Bert est sous-tendue par « un trans-sujet, puisant à la fois dans une situation, dans un corps et dans une mémoire, traversant les frontières et les temps […] parce qu’il est éthique, le sujet […] de l’œuvre est impersonnel. A subjectivation maximale, passage maximal du sujet. Plus il y a individuation, plus il y a une puissance de généralisation [4] ».

Une communication trans-subjective ?

C’est en définitive cette puissance trans-subjective qui nourrit la communication entre l’œuvre et son regardeur sur la base d’un langage partagé : celui de l’art. Dans le cas de Yuna Bert, ses œuvres semblent toujours contenir des adresses au regardeur, des amorces d’interactions, elles remplissent en définitive ce que Roman Jakobson a appelé la fonction phatique. Les tableaux de Yuna Bert nouent un lien tacite avec le regardeur. De par leur nature énigmatique, ils forcent le spectateur à sortir de sa zone de confort et à interagir avec l’œuvre pour essayer d’en saisir les subtilités, de percer à jour l’énigme qui la fonde. Lors des rares interviews qu’il a accordées au cours de sa carrière, le grand peintre Pierre Soulages a toujours mis en avant la communication intrinsèque entre une œuvre et un regardeur : « Je viens ici parler de mon expérience de la peinture. Comment une pratique a fondé et nourri les réflexions qui l’ont accompagnée – réflexions pendant le travail, les brosses à la main, aussi bien que devant des tableaux comme spectateur [5] ». C’est tout à la fois en tant que peintre et en tant que spectateur qu’il pense la communication homme-œuvre picturale. C’est donc une expérience de communication avec d’autres œuvres qui préexiste à la création d’un tableau original. Chaque œuvre picturale est prise dans un flux de communication, d’influence, d’innutrition entre diverses écoles, tendances, pratiques et réflexions picturales. Elle se situe dans un entre-deux fécond qui ressortit aux origines mêmes de la communication qu’Armand Mattelart propose de « prendre dans une vision plus large, englobant les multiples circuits d’échange et de circulation des biens, des personnes et des messages. Cette définition couvre tout à la fois les voies de communication, les réseaux de transmission à longue distance et les moyens de l’échange symbolique, tels les expositions universelles, la haute culture, la religion, la langue et, bien sûr, les médias [6] ». L’art réalise au sens propre du terme, il constitue un sumbolon entre un artiste et un regardeur, entre diverses cultures et époques, entre des sensibilités différentes qui trouvent un terrain d’entente. C’est un outil de communication et même, à certains égards, de communion entre les êtres ainsi que l’écrit fort justement Dominique Wolton : « étymologiquement, communiquer, c’est partager, c’est le sens fort lié à l’amour et au dialogue […] Les êtres humains souhaitent communiquer pour trois raisons. Partager. Convaincre. Séduire. Et très souvent pour les trois simultanément [7] ».
L’œuvre d’art en général, et la peinture de Yuna Bert en particulier, ne font pas exception. La communication picturale aspire autant à être partagée par des amateurs éclairés, qu’à convaincre de l’originalité de son propos et à séduire (au double sens de charmer et d’enchanter) son public. Yuna Bert communique avec son regardeur à travers ses œuvres pour partager avec lui ses ressentis, ses impressions, mais aussi pour l’extraire de son quotidien, l’emmener dans un hors-temps qui est aussi celui du dispositif rituel : « les rites sont des parenthèses sociales dramatisant et esthétisant les rapports. Ils célèbrent toujours une communauté en même temps que des valeurs. Ils doivent faire date. […] Les rites sont des cailloux blancs semés sur les sentiers de la mémoire et du cœur [8] ». Les œuvres que l’on aime constitue, comme les rites, des parenthèses enchantées, des respirations, des arrêts sur image dans nos existences. Elles entretiennent avec nous un lien fort, unique, elles vivent à nos côtés et dans certains cas en nous-mêmes. Elles coexistent avec nous, elles sont caractéristiques d’une forme de « cohabitation et [de ] lien social […] La communication c’est l’apprentissage de la cohabitation dans un monde […] où la question de l’altérité est centrale [9] ». Dans sa peinture, Yuna Bert invite le regardeur à poser un regard renouvelé sur les choses. Son œuvre porte un questionnement ouvert sur le monde, fait communiquer l’art et la vie, le monde et les hommes. La communication picturale est un puissant vecteur de trans-subjectivation entre l’artiste, l’œuvre et le regardeur.

De la communication à la négociation ?

C’est ce que d’ailleurs déclaré le plasticien japonais Tadashi Kawamata lors d’un entretien accordé en 2011 à Pierre-Evariste Douaire pour la revue Paris Art : « c’est comme cela que je conçois l’art. C’est par la négociation que l’art entre dans nos vies. Travailler dans un désert serait possible, mais personne ne prêterait attention à mon travail. Je préfère de beaucoup investir des lieux ordinaires avec des gens qui me critiquent, me sermonnent, m’interrogent, etc. J’ai vraiment besoin de cette communication, de cette interaction avec les gens [10] ». L’œuvre d’art picturale– telle que Yuna Bert la pratique et la conçoit essentiellement dans les séries Girls Talk et Men Talk – s’actualise à travers la multitude d’échanges, d’interprétations et de commentaires qu’elle suscite. Elle constitue un espace de dialogue, d’adaptation perpétuelle, de discussion incessante autour des processus de signification internes aux œuvres d’art : « Tout oblige aujourd’hui les [artistes] à entrer dans des procédures de communication donc de négociation. […] C’est d’ailleurs en apprenant à communiquer, c’est-à-dire à négocier et à expliquer son rôle et sa vision du monde, [11] » que est à même de valoriser sa philosophie ses valeurs. L’œuvre d’art est à bien des égards un moyen de communication interpersonnelle d’une efficacité redoutable. Etre artiste, c’est une façon originale et des plus pertinentes de communiquer avec des gens : « D’une certaine manière, si je ne suis pas artiste je ne suis personne. C’est parce que je présente mes œuvres aux autres que je peux discuter, échanger et partager avec mes contemporains. Une œuvre d’art est à mes yeux un moyen de communication bien supérieur à un ordinateur [12] ». Les œuvres plastiques sont un moyen de communication qui sollicite la jouissance esthétique et le type de réception qui s’y rattache, ce qui en d’autres termes, signifie que la communication par l’image (plutôt que par le langage) stimule de la part du spectateur un type d’attente spécifique et différent de celui que stimule un message verbal. Cette communication qui repose sur l’art pictural s’appuie sur une série d’interdépendances, d’accommodations, de réexamens critiques, d’ajustements et de transactions régulières entre différentes formes, tendances et sensibilités.

C’est ce que Dominique Wolton a défini fort judicieusement de la manière suivante dans un entretien accordé au journal La Croix en mars 2009 : « Communiquer, c’est s’adresser à un autre qui ne nous comprend pas car il n’est pas nous-même. C’est construire une relation avec autrui en sachant qu’il est un autre. Communiquer, au fond, c’est apprendre à cohabiter [13] ». En définitive, si l’art constitue une forme spécifique de communication, c’est par le biais des émotions qu’il nous fait vivre comme l’écrit Raphaël Baroni dans son livre La Tension narrative (Seuil, 2007) qui met en avant la « dimension communicationnelle des émotions [14] ». Il s’agit plus particulièrement de ce que le narratologue Raphaël Baroni définit comme étant des fonctions thymiques (qui concernent étymologiquement l’humeur et l’affectivité d’un individu) du récit. Les fonctions thymiques du récit pour le chercheur suisse sont au nombre de trois : il y a tout d’abord la surprise, ensuite la curiosité et enfin le suspense qui sont définis de la manière suivante : Le « suspense dépend fondamentalement de la transgression d’une routine (exprimée sous forme de script) et de l’anticipation, teintée d’incertitude, que rend possible la maîtrise de séquences actionnelles sous-déterminées (plan-acte, conflit, matrices, etc.) ; la surprise s’appuie quant à elle sur le détournement d’un intertexte ou de régularités génériques ou actionnelles ; enfin la curiosité résulte d’une représentation incomplète du réseau conceptuel de l’action [15] ». Dans la peinture de Yuna Bert, et plus particulièrement dans certains des tableaux de ses séries Girls Talk et Men Talk, les évocations à peine esquissées nourrissent particulièrement la curiosité – qui « est produite par une exposition retardée [16] » du regardeur, ainsi qu’un réel sentiment de surprise, qui consiste à faire « surgir soudainement une information que l’on ignorait auparavant [17] ». Dans les deux situations, les mécanismes de la curiosité et de la surprise donnent naissance dans certains tableaux à des histoires laissées en friche, restées inabouties. La peinture contemporaine de Yuna Bert, , très narrative, regorge d’exemples de récits inaboutis, encore à l’état de brouillons.

Les tableaux de Yuna Bert: des narrations inachevées ?

L’œil et l’esprit

Dans la peinture de Yuna Bert on n’aperçoit les protagonistes que de dos ou tournés de trois-quarts, le visage dans la pénombre ou à moitié invisible et c’est au spectateur-regardeur de faire un effort cognitif pour imaginer ce qui n’est pas représenté mais simplement suggéré, à peine évoqué. Dans cette œuvre picturale, l’œil et l’esprit (pour paraphraser le philosophe Merleau-Ponty) se suppléent et prennent le relais l’un de l’autre, l’esprit venant ainsi avec à propos combler les déficits et les carences du tableau lui-même. Comme l’écrit Maurice Merleau-Ponty, « je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois [18] ». C’est donc une vision cérébrale, cognitive, épistémique que le philosophe français appelle de ses vœux en matière de contemplation et de compréhension d’art pictural. Voir selon le tableau ou avec lui, c’est substituer à une appréhension physique une perception plus intellectuelle et philosophique. C’est ainsi que l’esprit prend le pas sur l’œil, que le cerveau prend l’ascendant sur le corps et les sensations physiques.

Le philosophe Merleau-Ponty explique d’ailleurs avec justesse le cheminement de pensée de celui qui aspire à comprendre et à aimer un tableau : « l’œil voit le monde, et ce qui manque au monde pour être tableau, et ce qui manque au tableau pour être lui-même, et, sur la palette, la couleur que le tableau attend, et il voit, une fois fait, le tableau qui répond à tous ces manques, et il voit les tableaux des autres, les réponses autres à d’autres manques [19] ». Le tableau est ainsi nécessairement lacunaire, il est une réponse incomplète et sans doute insatisfaisante à ses propres limites, à ses propres embarras, à ses propres travers. Pour Maurice Merleau-Ponty, chaque tableau inédit n’existe que pour opposer des réponses ou, à tout le moins, des perspectives acceptables à des obstacles narratifs et cognitifs ainsi qu’à des apories herméneutiques. La peinture en général, et celle de Yuna Bert en particulier, repose sur la « précession de ce qui est sur ce qu’on voit et fait voir, de ce qu’on voit et fait voir sur ce qui est [20] ». Chaque nouveau tableau apporte plus de questionnements qu’il ne fournit de réponses véritablement pertinentes, pas plus qu’on ne peut hiérarchiser des civilisations ou parler de progrès lorsqu’on envisage diachroniquement l’évolution de la peinture mondiale : « si nulle peinture n’achève la peinture, si même nulle œuvre ne s’achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d’avance toutes les autres. Si les créations ne sont pas un acquis, ce n’est pas seulement que, comme toutes choses, elles passent, c’est aussi qu’elles ont presque toutes leur vie devant elles [21] ». C’est par cet inachèvement caractéristique que l’œuvre d’art, dans sa métamorphose continuelle, conserve en elle une part de mystère si profond que des générations d’interprètes et d’analystes ne parviennent ni à épuiser ni à combler. C’est ainsi que la peinture affirme sa propension à la narrativité, une narrativité prégnante mais elliptique, réelle mais souvent laissée en suspens.

Ut pictura narratio ?

Toute réalisation picturale possède par définition un réel potentiel narratif qui demande à être révélé en (co-)présence du regardeur. Les œuvres picturales de Yuna Bert, plus que d’autres, sont caractérisées par « un phénomène qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement […], une anticipation teintée d’incertitude qui confère les traits passionnés à l’acte de réception [22] ». Elles se situent bien au stade de tension narrative telle que l’a défini Raphaël Baroni dans un livre remarqué en 2007. Le spectateur demeure ainsi dans l’attente de quelque chose qui ne pourra être fourni par le peintre. L’acte de réception étant partiellement tronqué, le spectateur-regardeur ne peut compter que sur sa propre imagination, une valeur qu’Edward Hopper lui-même considérait comme essentielle. Dans l’œuvre picturale de Yuna Bert, aussi bien dans la série sur les hommes occupés à converser que dans celle sur les femmes en train de deviser, les manques, les lacunes forment le substrat même sur lequel les spectateurs devront s’appuyer pour poursuivre et conclure des narrations restées à l’état embryonnaire.
Dans la première série intitulé Girls Talk, les principales protagonistes de Yuna Bert sont des femmes dont on ne voit jamais le visage entièrement, comme si le regardeur devait en combler mentalement les vides. Le dénominateur commun de ces tableaux vient de ce qu’ils ont été composés à partir d’une série de clichés photographiques en noir et blanc représentant des femmes en mouvement. Comme les photographies qui les ont inspirées, ces peintures présentent des instantanés, des tranches de vie, des narrations lacunaires qui ne demandent qu’à être développées dans l’esprit du spectateur.
Dans la seconde série de tableaux de Yuna Bert, Men Talk, l’artiste mêle avec originalité l’huile et l’acrylique sur toile pour explorer l’univers des hommes en train de converser. Les personnages de ces tableaux sont toujours pris dans le mouvement, croqués dans leurs activités quotidiennes. Qu’ils soient debout ou attablés, de face ou de trois quarts, leurs visages ne sont jamais visibles en totalité, l’on n’en perçoit au mieux que des parties. Le spectateur doit retrouver les détails manquants du tableau, conjurer l’absence et l’incomplétude. Ces histoires interrompues lancent au regardeur un véritable défi interprétatif et narratif. Celui-ci doit reprendre le fil de l’histoire lacunaire et terminer un récit laissé en suspens. La peinture de Yuna Bert partage ainsi une caractéristique fondamentale de la peinture d’un très grand artiste américain du vingtième siècle – Edward Hopper – et cela ne tient ni au hasard, ni à un simple compagnonnage intellectuel mais bien plutôt à une véritable réflexion en profondeur sur l’art, réflexion qui n’a toutefois rien de théorique. Comme l’écrit Hélène Gaillard dans un chapitre de l’ouvrage collectif Tension narrative et storytelling : « dans ses toiles, Hopper semble être sur le point de raconter une histoire. […] [Cela] confère à la peinture de Hopper des propriétés de mise en récit et rend compte de l’esthétique du suspense à l’œuvre dans ses toiles [23] ». Exactement comme dans les œuvres de l’artiste américain, Yuna Bert fait de ses œuvres picturales des matrices narratives qui ne demandent à s’accomplir que grâce à l’acte interprétatif du regardeur.L’œuvre picturale de Yuna Bert porte en germe une narration primaire voire sommaire, dont l’actualisation n’a lieu que par l’action interprétative salutaire du regardeur. Les mouvements sont saisis, par les êtres, leurs traits et leurs coordonnées nous sont inconnues et inaccessibles, en cela les protagonistes féminins et masculins de ces tableaux s’inscrivent pleinement dans le concept d’« identité narrative » que le philosophe Paul Ricoeur a défini de la manière suivante : « l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte lui-même. […] L’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille. […] L’identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire [24] ».

Dans les tableaux d’Edward Hopper comme dans ceux de Yuna Bert, les personnages représentés ou plutôt suggérés. Chez Hopper, les personnages se voient attribuer une vie, une histoire, une identité, une généalogie dans la phase préparatoire à la réalisation des toiles. Chez Yuna Bert, c’est au regardeur de les imaginer, de les mettre en récit à son tour. Le regardeur « participe activement à l’élaboration d’un cadre narratif […] dans le registre des toiles [25] ». La tension narrative, chez Edward Hopper comme chez Yuna Bert, ne doit pas être déjouée par un dénouement trop simple. Pour maintenir en éveil la curiosité de leur public, les deux peintres ôtent la plupart des éléments qui permettraient de reconstituer trop facilement l’intrigue et son déroulement. L’œuvre picturale tend ainsi vers la suggestion, l’évocation, l’appel à la réflexion et aux capacités de déduction du regardeur : « une peinture est une organisation, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées) sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête [26] ».

C’est en cela que toute œuvre picturale est une surface de projection fantasmatique, identitaire, politique, culturelle et esthétique sur laquelle les regardeurs viennent déposer ressentis, affects et interprétations.
 
Au terme de cet article, il est aisé de percevoir que dans l’œuvre picturale de Yuna Bert, la narrativité des toiles demeure au stade de l’amorce d’un récit qui reste à compléter, à accomplir, à terminer par le regardeur qui noue un dialogue avec ces toiles. Si le cadre du récit est posé avec précision, tout élément trop évident permettant de résoudre l’intrigue est en revanche absent du tableau lui-même. Il est au contraire dans un hors-champ ou plutôt dans un hors-cadre qui force le regardeur à terminer l’intrigue en faisant appel à son imagination. Yuna Bert entretient une communication avec le spectateur-regardeur et sa peinture le somme d’intervenir dans la construction du sens et dans la reconstitution d’une histoire restée à l’état embryonnaire, laissée véritablement en suspension.                                                                                                                                      
Dans la peinture de Yuna Bert, le phénomène de la tension narrative picturale survient « lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception. [27] ». Dans ses œuvres picturales, c’est la totalité des protagonistes féminins ou masculins que le regardeur est contraint de se représenter, auxquels il est sommé de donner des traits physiques, d’inventer une existence ou des activités. Le sujet humain est par essence complexe, tourmenté, ambivalent et il l’est encore plus dans les œuvres picturales de la jeune artiste russe car on n’en sait que ce qu’il nous est permis de deviner, on est obligés de combler par nous-mêmes les vides de la narration en s’appuyant sur des fonds d’image partagé avec le peintre et sur des références culturelles communes. La tension narrative de la peinture de Yuna Bert vient précisément de ce que « le peintre se garde de dire toute l’histoire. Le public doit à présent faire appel à son imagination afin de nouer l’histoire, car ici l’intrigue manque [28] ».
C’est en nous plaçant devant des énigmes picturales, devant des toiles dans lesquelles réside une amorce discrète de trame narrative que la peintre Yuna Bert engendre chez le regardeur une libido narrandi, une pulsion non plus seulement scopique et contemplative mais plus que tout communicationnelle et narrative.

 

Références bibliographiques

  • Baroni R., La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil : collection Poétique, 2007.
  • Derrida J., La vérité en peinture, Paris, Gallimard, 1978.
  • Encrevé P., Les peintures 1946 – 2006, Paris, Seuil, 2007.
  • Fresnault-Deruelle P., Des images lentement stabilisées. Quelques tableaux d’Edward Hopper, Paris, L’Harmattan, 1998.>
  • Gaillard H., « On the verge of telling a story. Tension narrative dans l’œuvre d’Edward Hopper » dans Marc Marti et Nicolas Pélissier (dirs.), Paris, L’Harmattan : collection « Communication et Civilisation », 2013, p 101-118.
  • Lardellier P., Nos modes, nos mythes, nos rites. Le social, entre sens et sensible, Cormelles-le-Royal, Editions EMS, 2013.
  • Mattelart A., L’invention de la communication, Paris, Editions La Découverte : collection « La Découverte / Poche « , octobre 2011.
  • Meschonnic H., Le rythme et la lumière. Avec Pierre Soulages, Paris, Editions Odile Jacob, 2000
  • Merleau-Ponty M., L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard : collection Folio Essais n°13, 1998
  • Ricoeur P., Temps et récit III, Paris, Seuil, 1985.

 

 

[1] Pierre Encrevé, Soulages. Les peintures 1946 – 2006, Paris, Seuil, 2007, p 110.

[2] Pierre Encrevé, Soulages. Les peintures 1946 – 2006, Paris, Seuil, 2007, p 369.

[3] http://www.yunabert.com/modern-art

[4] Henri Meschonnic, Le rythme et la lumière. Avec Pierre Soulages, Paris, Editions Odile Jacob, 2000, p 143.

[5] Pierre Soulages, « Image et signification » cité par Pierre Encrevé, Soulages. Les peintures 1946 – 2006, Paris, Seuil, 2007, p 327.

[6] Armand Mattelart, « Introduction » dans L’invention de la communication, Paris, Editions La Découverte : collection « La Découverte / Poche « , octobre 2011, p 8.

[7] Dominique Wolton, « Théorie de la communication », http://www.wolton.cnrs.fr/spip.php?article227

[8] Pascal Lardellier, Nos modes, nos mythes, nos rites. Le social, entre sens et sensible, Cormelles-le-Royal, Editions EMS, 2013, p 14-15.

[9] Dominique Wolton, « Informer n’est pas communiquer »,http://www.wolton.cnrs.fr/spip.php?article20

[10] Pierre-Evariste Douaire, Entretien avec Tadashi Kawamatat, décembre 2011, Paris Art, http://www.paris-art.com/interview-artiste/tadashi-kawamata/kawamata-tadashi/459.html

[11] Dominique Wolton, « Les Sciences de la Communication », Le Journal du CNRS n°231, édito, avril 2009, http://www.wolton.cnrs.fr/spip.php?article54

[12] Pierre-Evariste Douaire, Entretien avec Tadashi Kawamatat, décembre 2011, Paris Art, http://www.paris-art.com/interview-artiste/tadashi-kawamata/kawamata-tadashi/459.html

[13] Dominique Wolton, « Communiquer, c’est cohabiter, Entretien accordé au journal La Croix le 27 mars 2009, http://www.la-croix.com/Culture/Dominique-Wolton-Communiquer-c-est-cohabiter-2009-03-27-533088

[14] Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Editions du Seuil : collection « Poétique », 2007, p 20.

[15] Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Editions du Seuil : collection « Poétique », 2007, p 165.

[16] Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Editions du Seuil : collection « Poétique », 2007, p 24.

[17] Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Editions du Seuil : collection « Poétique », 2007, ibid., p 24

[18] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard : collection Folio Essais n°13, 1998, p 23.

[19] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard : collection Folio Essais n°13, 1998, p 25-26.

[20] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard : collection Folio Essais n°13, 1998, p 87.

[21] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard : collection Folio Essais n°13, 1998, p 92-93.

[22] Hélène Gaillard, « On the verge of telling a story. Tension narrative dans l’œuvre d’Edward Hopper », op.cit., p 102.

[23] Hélène Gaillard, « On the verge of telling a story. Tension narrative dans l’œuvre d’Edward Hopper » dans Marc Marti et Nicolas Pélissier (dirs.), Paris, L’Harmattan : collection « Communication et Civilisation », 2013, p 102.

[24] Paul Ricoeur, Temps et récit III, Paris, Seuil, 1985, p 295.

[25] Hélène Gaillard, « On the verge of telling a story. Tension narrative dans l’œuvre d’Edward Hopper » op.cit., p 109.

[26] Pierre Encrevé, Soulages. Les peintures 1946 – 2006, Paris, Seuil, 2007, p 113.

[27] Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Editions du Seuil : collection « Poétique », 2007, ibid., p 18.

[28] Hélène Gaillard, « On the verge of telling a story. Tension narrative dans l’œuvre d’Edward Hopper » op.cit., p 115.